Le principe de la légalité fiscale face à l’émergence des règles fiscales communautaires et internationales.
Sommaire
Introduction
Le principe du consentement à l’impôt est exprimé par le tiers Etat dans un décret du 13 juin 1789. Le texte indique que désormais toutes les contributions existantes sont illégales et nulles parce qu’elles n’ont pas été consenties. Dorénavant, aucune levée ne pourra s’effectuer si elle n’a pas été préalablement décidée par l’Assemblée représentative des citoyens. Ce même décret sera repris par l’article 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Au Sénégal, ce principe a de tout temps été consacré par les différentes Constitutions adoptées depuis l’indépendance. L’article 39-4 de la Constitution de 1960 prévoit que la loi fixe les règles concernant : « l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures, le régime d’émission de la monnaie ». Le même dispositif est prévu par l’article 59-4 de la Constitution de 1963 est réaffirmé par la Constitution du 22 janvier 2001 à travers l’article 67. Cet article n’est selon le Docteur El Hadji Dialigué BA qu’un prolongement de l’article 14 suscité de la DDHC de 1789. Si la disposition constitutionnelle n’évoque pas le droit fiscal en tant que tel, elle privilégie une conception large des impositions dont elle réserve la définition du régime au Parlement.
L’article 3 alinéa 2 de la loi organique 2011-15 du 8 juillet 2011 relative aux lois de finances dispose : « les dispositions relatives à l’assiette, au taux et aux modalités de recouvrement des impositions de toute nature, qu’elles soient perçues par l’Etat ou affectées à d’autres organismes publics sont du domaine de la loi ». Si l’on se fie à la démarche de PELLETIER, les lois organiques d’une manière générale et la LOLF en particulier sont des normes constitutionnelles de valeur inférieure. La combinaison des articles 67 et 76 de la Constitution permet de définir les compétences respectives des deux pouvoirs constitués ou institués que sont : l’exécutif et le législatif. Cette technique de distribution du pouvoir normatif est qualifiée de répartition horizontale des « compétences » que l’un des commentateurs de la Constitution française résume dans cette formule : « le législateur a compétence pour ce qui est important et le gouvernement pour ce qui est secondaire ». Dans une même matière donc, le législateur selon la terminologie usuelle « met en cause » les règles essentielles les plus importantes (assiette, taux, recouvrement) du droit fiscal, le règlement se chargeant de « mettre en œuvre » les prescriptions législatives. Le juge constitutionnel béninois dans une de ses décisions a réitéré la vigueur du sacro-saint principe de la légalité fiscale. Il a déclaré contraire à la constitution l’arrêté interministériel portant mobilisation des ressources extrabudgétaires pour la participation du Bénin à la Coupe d’Afrique des Nations de football.
La doctrine pour sa part a fait une remarque importante s’agissant du principe du consentement à l’impôt. Pour Sasso PAGNOU :« il faut distinguer le consentement à l’impôt du consentement de l’impôt. Selon lui, le consentement de l’impôt renvoie à l’autorisation que donne la représentation alors que le consentement à l’impôt désigne l’acceptation psychologique du contribuable. L’acceptation psychologique est étroitement liée à l’acceptation de la représentation parlementaire. La qualité du mode d’élection des représentants parlementaires légitime les prélèvements fiscaux ». La question de la légitimité de l’impôt peut bien se poser au Sénégal. La combinaison des deux modes de scrutin (majoritaire & proportionnel) a toujours été décriée par les acteurs politiques. En réalité, par le biais de coalitions, le pouvoir en place arrive à décrocher une majorité confortable avec l’obtention des 90 sièges affiliés au scrutin majoritaire. Au-delà même de la procédure d’adoption de la loi fiscale, une frange importante de la doctrine estime que l’accessibilité aux textes fiscaux devient un enjeu majeur de la bonne intelligibilité des normes fiscales et constitue un élément de ce processus de re-légitimation de l’impôt auquel l’administration fiscale est partie prenante. Pour le professeur Michel BOUVIER, « le consentement à l’impôt ne se joue plus seulement au parlement mais aussi et pour beaucoup au niveau de la pratique administrative ». En prenant l’exemple de la France, la Direction Générale des Finances Publiques devient peu ou prou le vecteur de l’acceptation de l’impôt et qu’un glissement de sens semble ainsi s’opérer. Dès lors, le civisme fiscal prend une dimension plus administrative et gestionnaire que politique.
Par ailleurs, il faudrait comprendre qu’un jeu est opéré par le pouvoir constituant originaire. En réalité, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif se partagent la compétence fiscale logée dans deux mots que sont : consécration et exécution. Le fait majoritaire qui est noté dans la plupart des régimes politiques contemporains engendre une confusion des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif. Ce phénomène sape la répartition définie par la Constitution. En définitive, l’exécutif consacre, fait voter et exécute selon son bon vouloir.
En vertu du droit international public, la compétence fiscale exécutive est exclusivement territoriale. Dans ce sillage, un Etat ne peut exercer de pouvoir de contrainte sur le territoire d’un autre Etat. KELSEN soulignait déjà que : « les organes qui appliquent le droit ne sont tenus d’appliquer, aux faits qui leurs sont soumis, les normes d’un ordre juridique étatique étranger que si leur propre ordre juridique les y autorise expressément ». Nicolas MELOT, par contre, a tenté d’apporter la différence entre la compétence exécutive et la compétence normative. En effet, si la compétence normative n’implique pas nécessairement la compétence exécutive, cette dernière est quant à elle limitée par la première. Un Etat ne peut exercer sa compétence exécutive pour recouvrer des impôts alors que ceux-ci n’entrent pas dans sa compétence normative. Ainsi, un Etat ne peut-il imposer un étranger non-résident sur ses revenus de source étrangère quand bien même cet Etat serait en mesure de recouvrer la créance résultant de cette imposition. Le recouvrement d’une telle créance serait en effet illicite au regard du droit international. Le principe de la légalité fiscale subit de nos jours de profondes mutations. L’émergence des règles communautaires et du droit fiscal international a fini par amputé une bonne partie des prérogatives du parlement. Il conviendra de voir tour à tour l’influence du droit communautaire sur les règles fiscales nationales (I) et la prépondérance du droit fiscal international sur le système fiscal national (II).
L’influence du droit communautaire sur les règles fiscales nationales
La voix d’un seul Etat est inaudible. Les Africains semblent avoir découvert la justesse de ces propos face à la mondialisation et à la globalisation des échanges avec les menaces qu’elles font peser sur les agents économiques exerçant leurs activités dans le cadre des marchés étroits correspondant aux territoires balkanisés hérités de la colonisation. Au sein de la région ouest africaine, le Traité de l’UEMOA se présente comme la Constitution chargée de mettre en place une communauté de droit. L’article 7 du Traité de l’UEMOA évoque la question de la prééminence du droit communautaire sur le droit national. Autrement dit, le droit national est tenu au strict respect des règles sécrétées par les organes communautaires.
L’influence du droit de l’UEMOA sur la fiscalité sénégalaise a été notée dans deux domaines. En réalité, les organes communautaires ont instauré un dispositif normatif relatif à la fiscalité de porte et l’établissement des règles applicables en matière de fiscalité indirecte intérieure. Ainsi, depuis l’entrée en vigueur du marché commun et avec l’avènement de l’Union Douanière au sein de l’UEMOA intervenue le 1er janvier 2000, la fiscalité de porte au Sénégal se conçoit dans un contexte plus élargi, commun aux Etats membres de l’Union. C’est ce que l’on appelle ainsi le premier volet de l’influence spontanée du droit communautaire sur la fiscalité douanière nationale. L’unification du territoire douanier de l’union ouest africaine porte le sceau de l’adaptation de la législation douanière sénégalaise. Aujourd’hui, les autorités nationales n’ont pas une liberté pleine et entière dans la mise en œuvre des politiques douanières. Celles-ci sont élaborées et exécutées conformément au droit communautaire qui réglemente aussi bien les échanges extracommunautaires basés sur le tarif extérieur commun que les échanges entre le Sénégal et les autres pays membres de l’Union à travers un mécanisme de désarmement tarifaire interne.
En ce qui concerne l’obligation pour les Etats d’aligner leurs droits de douane sur un tarif extérieur commun, le mécanisme communautaire de taxation des produits dans les échanges des systèmes nationaux a entrainé un réaménagement et, dans cette perspective, la fiscalité douanière sénégalaise a subi une double influence spontanée. Avant l’entrée en vigueur du marché commun, il y’avait au Sénégal non seulement deux droits de porte qui étaient le droit de douane et le droit fiscal à l’importation mais également et surtout la taxe sur les tissus de 1%, le prélèvement du Conseil Sénégalais des Chargeurs de 0,40% et le prélèvement au titre du fonds pastoral perçu à l’importation sur les viandes d’ovin et de volailles en raison de 100F/kg.
Ainsi, l’établissement d’une union douanière a imposé aux Etats deux obligations. La première est celle pour chaque Etat membre, d’aligner ses droits de douane à l’égard des pays extérieurs à la communauté (ou pays tiers) sur un tarif douanier extérieur commun. La seconde est l’interdiction d’établir dans ses relations avec les autres Etats membres des droits de douane ou des droits ayant un effet équivalent. La structure du TEC repose sur trois éléments. En premier lieu, le TEC repose sur une catégorisation des produits. En second lieu, le TEC est lié à une architecture tarifaire permanente. En troisième lieu, le TEC comporte un dispositif complémentaire de taxation, celui-ci tend à assurer une protection du tissu industriel communautaire, ce dispositif comprend : d’abord la taxe dégressive de protection et, ensuite, la taxe conjoncturelle à l’importation visent à amortir les effets néfastes des variations erratiques des prix internationaux de certains produits sur la production communautaire et à contrecarrer les pratiques déloyales.
Cette expérience a fini par séduire d’autres organisations d’intégration. Par décision A/DEC. 17/01/06 du 12 janvier 2006, la Conférence des Chefs d’Etat et de gouvernement de la CEDEAO a adopté le Tarif Extérieur Commun de la CEDEAO sur la base du TEC de l’UEMOA. A travers cette décision, la Conférence des Chefs d’Etat et de gouvernement a entendu se conformer au traité en ses articles 3 et 37 qui disposent que les Etats membres ont entendu mettre en place un TEC. Aussi, l’occasion était favorable pour profiter de l’expérience de l’UEMOA. A la différence de l’UEMOA, le TEC de la CEDEAO est sensible à la sauvegarde des intérêts des industries locales. C’est ainsi qu’il a été adopté la Taxe Complémentaire de Protection. Aussi, le dispositif TEC-CEDEAO s’est engagé à protéger les entreprises communautaires qui produisent des biens qui se trouvent souvent dans une catégorie inférieure à la matière première utilisée pour la fabrication du produit.
Le désarmement tarifaire chanté dans l’espace UEMOA rime avec une fiscalité intérieure très forte capable de pourvoir les caisses de l’Etat en ressources nécessaires pour le financement du développement. Dans un contexte d’hypertrophie du secteur informel et d’un taux de pression fiscale qui avoisine les 20%, il est tout à fait normal que les Etats constatent des moins-values fiscales résultant des différentes réformes de l’UEMOA nonobstant toutes velléités de compensation.
En ce qui concerne la fiscalité intérieure, la fiscalité indirecte a été plus atteinte par la vague d’harmonisation. La commission de l’UEMOA, dans la mise en œuvre des recommandations de la Conférence des Chefs d’Etat, a accordé beaucoup de crédit à l’harmonisation de la fiscalité indirecte intérieure. Celle-ci a été considérée comme un complément indispensable dans la politique de réforme tarifaire. C’est ainsi que la directive n°02/98 du 22 décembre 1998, portant harmonisation des législations des Etats membres en matière de taxe sur la valeur ajoutée, a permis de généraliser cet impôt et d’instituer un taux d’imposition unique.
La directive pose de manière claire la généralisation de la TVA à travers l’article 3 de la manière suivante : « sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel, ainsi que les importations ». Une remarque majeure peut être faite vis-à-vis de la démarche du législateur UEMOA. En réalité la démarche adoptée ne pouvait être appliquée qu’aux unités formelles, en d’autres termes les contribuables qui sont au régime du réel. Le secteur informel n’a pas été appréhendé par les nouvelles règles relatives à la TVA. Le législateur sénégalais avait pris en compte cette préoccupation au début des années 90 avec l’instauration de la Taxe d’égalisation. Cette imposition visait les commerçants personnes physiques qui n’étaient pas pris en compte par la TVA et la TPS. Par la suite, le législateur a fait de la taxe d’égalisation un acompte de TVA, ce qui marque l’extension de celle-ci à l’ensemble du secteur de la distribution, les commerçants grossistes y étant désormais soumis. Au-delà du fait que l’harmonisation de la fiscalité indirecte a neutralisé le dispositif interne de fiscalité indirecte, il y eût une moins-value fiscale au titre de la taxe d’égalisation. Le système fiscal a comblé ce gap en 2004 avec l’adoption de la Contribution Globale Unique. Après quelques années d’instauration, le taux unique a fini par être remis en cause par la plupart des Etats membres. Divers arguments ont été avancés pour justifier les manquements du système. La commission après une farouche opposition a fini par céder à l’assaut des tenants d’une pluralité de taux. Le processus de réflexion a abouti à l’adoption de la directive du 27 mars 2009 qui, aux termes de son article premier précise que : « le principe du système est l’application de la TVA, suivant une base commune et des taux convergents, à titre d’impôt de consommation pour toutes les transactions économiques portant sur les biens et services, à l’exception des exonérations communes limitativement énumérées par la directive ». Ainsi, en dehors du taux de droit commun, il est permis aux Etats membres d’instituer un taux réduit entre 5 et 10%. Au Sénégal, le taux réduit est fixé à 10% pour les prestations fournies par les établissements d’hébergement touristique agrées. Enfin, notons qu’une convention fiscale multilatérale a été adoptée par le billet d’un règlement pris en 2008. Celle-ci permet de lutter contre la double imposition de revenus de valeur mobilière qui constituent un facteur d’immobilisation des acteurs.
L’harmonisation du droit des affaires à travers les règles de l’OHADA a également eu un impact sur la fiscalité sénégalaise. Cette influence a suscité la problématique de l’autonomie du droit fiscal. La doctrine sous la plume du Professeur Maurice COZIAN s’est très largement illustrée sur les notions d’autonomie et de réalisme du droit fiscal. Le doyen TROTABAS soutenait quant à lui : « Au regard des autres branches du droit public comme au regard du droit privé, la loi fiscale possède une indépendance qui lui permet d’établir ses propres règles, le droit fiscal comme l’affirme Charbonnier est maître chez lui ».
Au regard des différentes matières qui sont régies par l’Acte Uniforme, l’on pourrait dire que la matière fiscale est en dehors du champ d’application des règles de l’OHADA. Toutefois, dans le cadre d’un avis de la CCJA sur l’application de l’article 10 du traité, la Cour a apporté la précision ci-après : « Le droit fiscal ne fait pas encore partie des matières rentrant dans le domaine du droit des affaires à harmoniser, tel que défini par l’article 2 du Traité. Toutefois, si les procédures fiscales postérieures à la date d’entrée en vigueur de l’Acte concerné mettent en œuvre des mesures conservatoires ou d’exécution forcée ou des procédures de recouvrement déterminées par ledit Acte uniforme, ces procédures fiscales doivent se conformer aux dispositions de celui-ci ».
Malgré une telle situation, l’administration continue toujours de faire usage de la procédure de l’Avis à Tiers Détenteur prévue à l’article 662 de la loi 2012-31. L’avis à tiers détenteur est un procédé de recouvrement forcé des créances fiscales. Or, l’Acte Uniforme sur les Procédures Simplifiées de Recouvrement et Voies d’Exécution abroge en son article 336 toutes les dispositions nationales relatives aux matières qu’il concerne. Cela signifie tout simplement que toute procédure de recouvrement de créance quelle qu’elle soit doit trouver son soubassement dans les règles de l’Acte Uniforme précité. Le bâtonnier de l’ordre des avocats a évoqué la violation manifeste de l’acte uniforme par l’administration. Le Président de la république, dans son allocution a soutenu que les impératifs de résultats ne peuvent justifier une violation de la loi par l’administration. L’élargissement du réseau conventionnel effrite également la vigueur du système fiscal national.
Les influences du droit fiscal conventionnel
Le droit international conventionnel a fortement affecté l’omnipotence du pouvoir de l’Etat qu’il tire de sa souveraineté. Les conventions fiscales tirent leur origine de la concurrence entre les législations fiscales. Leur intérêt commande qu’elles leur soient reconnues une autorité supérieure à celle du droit fiscal national. Le ministre ivoirien des Finances l’a rappelé à la signature de la convention CITAL le 30 juillet 1982 : une convention fiscale est le résultat d’une politique fiscale qui « passe nécessairement par la renonciation au principe sacrosaint de la souveraineté fiscale, c’est-à-dire de l’égoïsme étatique, au profit de l’amitié, de la coopération fructueuse ». Ainsi, la multiplication des conventions fiscales bilatérales et, dès lors, l’application de définitions conventionnelles fondées sur les modèles (ONU-OCDE-ATAF) tendent à harmoniser les règles de localisation de la matière imposable et, partant, à limiter la portée de la distinction entre modèle « territorial » et « mondial », partout sur le globe. Les conventions fiscales ont principalement trois objectifs : éliminer la double imposition, lutter contre la fraude et l’évasion fiscales de caractère internationale et assurer la protection du contribuable. Malgré la réticence de l’administration fiscale sénégalaise vis-à-vis des voies d’exécution de l’OHADA, sa démarche fait état de la reconnaissance de la primauté du droit conventionnel sur le droit interne. Dans une affaire où un contribuable avait été redressé pour non-application de l’article 202, l’administration en arbitrage du litige a précisé que la prestation en cause a été opérée par une entreprise basée en Espagne pays avec lequel le Sénégal est signataire d’une convention fiscale. Par conséquent, l’application de la disposition interne applicable aux prestataires étrangers est inopérante.
L’élimination de la double imposition passe par la distinction entre ces deux grands ensembles : Etat de source et Etat de résidence. Les conventions fiscales internationales reprennent l’analyse cédulaire en prévoyant des clauses de répartition propres à chaque catégorie de revenus (bénéfice d’entreprise, dividendes, intérêts, redevances, revenus immobiliers). Ces règles prévoient un traitement clairement différencié pour des revenus actifs et passifs. Alors que les revenus actifs (les bénéfices d’entreprise) sont imposables dans la juridiction de « l’Etat de source », c’est-à-dire celui où sont situés les facteurs de production qui les génèrent, les revenus passifs (les dividendes, intérêts et redevances) sont imposables dans « l’Etat de résidence » de leur bénéficiaire (celui au sein duquel il exerce son activité d’investisseur). En dehors de la convention fiscale d’avec l’île Maurice dénoncée en juin 2019, les conventions fiscales en vigueur au Sénégal font recours à la méthode de l’imputation pour neutraliser la double imposition.
Les revenus actifs interpellent au premier chef la structure juridique de l’implantation. L’alinéa 1er de l’article 7 des conventions fiscales dispose que : « les bénéfices d’une entreprise d’un Etat contractant ne sont imposables que dans cet Etat, à moins que l’entreprise n’exerce son activité dans l’autre Etat contactant par l’intermédiaire d’un Etablissement Stable qui y est situé. Si l’entreprise exerce son activité d’une telle façon, les bénéfices qui sont attribuables à l’établissement stable conformément aux dispositions du paragraphe 2 sont imposables dans l’autre Etat … ». L’établissement stable prend généralement trois formes : une installation fixe d’affaires, l’agent dépendant et la notion de « cycle complet d’opération commerciale ».
Le concept d’établissement stable a été conçue vers les années 1850 pour éviter le phénomène de la double imposition dans les relations intercommunales en Prusse. En droit fiscal international, l’usage du concept permet à l’Etat d’implantation de jouir d’un droit exclusif d’imposition sur le revenu réalisé sur son sol. L’installation fixe d’affaires renvoie aux caractéristiques de l’entreprise classique. Les commentaires de l’article 5 relatif à l’installation fixe d’affaires décomposent la notion en trois critères : une installation d’affaires (locaux, matériels…), fixe c’est-à-dire établie dans un lieu précis, et une activité exercée par l’intermédiaire de cette installation, généralement au moyen de personnels. La notion de fixité a été remise en cause avec l’émergence d’une économie digitale ainsi que les pratiques d’évitement de l’établissement stable. Le projet BEPS de l’OCDE à travers les actions 1 & 7 lutte contre ce phénomène. L’Instrument Multilatéral également lutte contre l’évitement artificiel de l’Etablissement stable aux articles 12, 13, 14 et 15. La prise en compte du numérique a conduit certains pays à affirmer que la « présence numérique significative » devrait créer un lien suffisant et se sont entre temps efforcés d’imposer une taxe sur le chiffre d’affaires national, ce qui est plutôt mal perçu par les Etats Unis où sont établies les principales entreprises numériques.
La forme juridique « établissement stable » neutralise certaines dispositions du Code Général des Impôts en raison de la supériorité des traités bilatéraux sur le droit national. La présence d’un établissement stable empêche le fisc de liquider et de percevoir l’impôt sur les dividendes. Les bénéfices de l’établissement stable à l’image de la succursale sont, contrairement aux bénéfices d’une filiale, rapatriés sans qu’intervienne un acte juridique de distribution de dividendes. Rappelons que dans les sociétés de capitaux, l’Assemblée Générale Ordinaire doit se réunir dans les six mois après la clôture de l’exercice. Les décisions collectives ordinaires consistent à statuer sur les états financiers de synthèse de l’exercice écoulé. C’est au cours de cette réunion que les associés se penchent sur le sort des bénéfices après impôts. Il peut émaner la décision de distribuer ou de ne pas distribuer, de constituer des réserves ou d’augmenter le capital de la société par incorporation de bénéfices. Aux Etats Unis, la réalité est toute autre. Depuis 1986, le système de la Branch Profit Tax prévoit une imposition à la source de 30% sur la distribution des revenus des succursales de sociétés étrangères et des établissements stables, calculée sur un montant qui serait l’équivalent d’un dividende s’il s’agissait d’une filiale qui en distribuait un. L’objectif est de traiter la succursale comme si elle était une société américaine. Cette disposition de « l’Internal Revenue Code » viole manifestement le droit fiscal conventionnel. L’établissement stable ne peut en aucun cas avoir les mêmes attributs juridiques que la filiale. Cette singularité dans l’application du droit conventionnel est également notée au Luxembourg. Dans ce pays, l’établissement stable n’est pas soumis à un impôt sur le revenu.
Par ricochet, l’établissement stable neutralise également la mise en œuvre du dispositif de la présomption de distribution de bénéfices. Cette disposition peut être appréciée comme une clause anti-abus. Son objectif est de lutter contre le transfèrement des capitaux. Dans deux affaires soumises à son appréciation, l’administration a soutenu que la présence d’une convention fiscale annihile tous les effets du dispositif de la présomption de distribution de bénéfices.
L’agent dépendant, conformément à l’article 5 des modèles de convention fiscale est constitutif d’établissement stable si les deux conditions ci-après sont cumulativement réunies :
-
- une personne physique ou d’une personne morale, habilitée à traiter les contrats de l’entreprise (capacité à engager l’entreprise) ;
-
- et exerçant son activité dans les domaines caractéristiques de l’existence d’un établissement stable.
L’activité d’interprétation du droit conventionnel a également permis d’étoffer les modèles de convention fiscale. Par une œuvre prétorienne ou par une lecture émanant de la doctrine administrative fiscale sénégalaise, la notion de cycle complet d’opération commerciale a vu le jour. Ce critère permet d’endiguer toutes les velléités de fraude chez le contribuable pour éviter le statut de l’établissement stable.
Cependant, la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales de caractère international occupe une place privilégiée dans les relations fiscales internationales. L’échange de renseignements et l’assistance au recouvrement sont les deux « canaux conventionnels » de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Ces deux mécanismes sont communément appelés assistance administrative. Celle-ci a même précédé l’objectif de lutte contre la double imposition. La première convention sur l’assistance administrative a été signée en 1843 entre la France et la Belgique.
L’échange d’informations permet par exemple de confirmer les propos du contribuable qui prétend bénéficier d’une exemption ou d’une réduction d’impôt pour avoir déjà été imposé dans l’autre Etat contractant. Il permet aussi à l’autorité nationale compétente saisie par un contribuable dans le cadre de la procédure amiable de s’assurer du bien-fondé de cette saisine. Précisons que le Sénégal et d’autres pays africains ont adhéré au Forum Mondial qui est une instance chargée de définir le référentiel en termes d’échange d’information par le biais de l’article 26. Elle est également chargée d’évaluer régulièrement les différents systèmes fiscaux des Etats et fournit à l’occasion des recommandations et améliorations. Le second volet de l’assistance administrative concerne l’assistance au recouvrement. En effet, si la coopération administrative est un moyen pour assurer la justice fiscale comme le soulignait M. PIATIER, l’amélioration de l’échange de renseignement ne suffit pas. Il faut également que l’impôt correspondant soit effectivement recouvré. Autrement dit, les clauses d’échange d’informations ont une portée pratique limitée lorsque les administrations ne disposent pas du pouvoir de recouvrer l’impôt dans un Etat contractant. Il sied de préciser que c’est la révision de 2003 qui a introduit cette clause dans le modèle de l’OCDE.
L’assistance au recouvrement comporte deux volets : la mise en œuvre de mesures conservatoires pour garantir le recouvrement de la créance et le recouvrement en tant que tel. Au sein de l’espace UEMOA, le règlement de 2008 prévoit respectivement en ses articles 34 et 35 l’assistance au recouvrement et les mesures conservatoires. Cette architecture permet au législateur UEMOA de se démarquer des modèles classiques qui prévoient dans un même article les deux aspects du recouvrement extraterritorial de l’impôt. Par ailleurs, le droit interne prévoit à travers la loi 2012-31 des mécanismes d’assistance administrative. Il s’agit des contrôles fiscaux à l’étranger et des contrôles fiscaux simultanés. Récemment, la lutte contre l’évasion fiscale a conduit la communauté internationale à de sérieuses réflexions sur la mise en place d’une imposition mondiale. Le 13 octobre 2021, il a été présenté à Washington une solution pour adapter les règles fiscales face à la numérisation de l’économie. Celle-ci passe par une répartition équilibrée du revenu réalisé par les multinationales et une imposition d’au minimum 15%. Elles concernent toutes les entreprises qui ont des recettes au moins égales à 750 millions d’euro. Plus 137 pays sont aujourd’hui signataires de la convention multilatérale à travers le monde. La communauté internationale semble convaincue qu’il s’agit d’une mesure permettant de faire face à la mutation de l’économie. L’administration de Joe BIDEN a opté, pour sa part, d’appliquer cette mesure aux « grands vainqueurs de la mondialisation », soit les quelques sociétés qui concentrent aujourd’hui l’essentiel des profits mondiaux. Selon l’OCDE, la mesure devrait fortement limiter l’évasion fiscale des multinationales et générer chaque année “150 milliards de dollars de recettes fiscales supplémentaires”. Il y’a matière à réflexion sur la compatibilité de cette mesure avec la situation des pays importateurs de capitaux. L’analyse de ce procédé peut être appréhendée comme un moyen pour les grandes puissances de recouvrer les pertes de recette résultant de l’habileté des géants du numérique.
En définitive, la protection du contribuable évoqué un peu plus haut renvoie au principe de la non-discrimination. A cet effet, tous les prélèvements dont le fondement fait référence à la nationalité sont considérés comme discriminatoires. Le champ d’application de la clause de non-discrimination varie en fonction de la convention. Dans les conventions signées par le Sénégal, deux conceptions sont notées : celles restrictives et celles extensives. Dans les conventions signées avec le Canada et le Royaume Uni, la clause de non-discrimination ne bénéficie qu’aux résidents. Dans d’autres à l’image de celles signées avec la Norvège, le Portugal, la Tunisie et le Luxembourg, la clause de non-discrimination s’applique aux non-résidents.
Par Mohamed Nagib DIOP
Manager-fiscaliste au Cabinet Investment Advice Sarl
Doctorant en fiscalité internationale
Enseignant-chercheur vacataire à Université de Thiès (Sénégal)